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Bibliographie

 

  Harlem Heritage

    mémoire et renaissance

    Numéro hors série, automne-hiver 2008-2009

    Riveneuve éditions

                                    Entretien avec Jean-Luc Tamby

 
 

 

Rémi Biet

 

« LA PALETTE MODERNISTE

DE DUKE ELLINGTON »


 

Décrit par le magazine Jazzman comme « l'un des saxophonistes le plus lyrique de l'Hexagone », Rémi Biet poursuit parallèlement une carrière de pédagogue, d'arrangeur et de compositeur. La singularité de ce musicien réside dans sa relation avec l'histoire du jazz et en particulier avec la musique de Duke Ellington, sans doute le compositeur le plus important de la renaissance noire. Tout au long de son pacours, et ainsi que le prouve encore sa dernière création À cordes et à cœur, Rémi Biet a su puiser dans l' œuvre du Duke les éléments formels et esthétiques qui lui ont permis de forger son propre langage. Son point de vue de musicien à la fois imprégné de l'histoire de la musique noire américaine et résolument dans notre temps était d'autant plus intéressant à connaître.


 

La Renaissance de Harlem et Duke Ellington

« Pour moi la Renaissance de Harlem c’est avant tout Duke Ellington. C’est le musicien emblématique de cette période. Je ne vois pas d’autre personnage aussi important, à part peut-être Cab Galloway qui était plutôt dans « l’entertainment ». Il a eu un succès plus populaire mais n’est pas passé à la postérité autant que Duke. Duke a réussi à attirer vers lui des publics en dehors de sa communauté. C’était sans doute la première fois que des blancs allaient dans Harlem pour écouter un musicien noir. Les suites de Duke Ellington, en particulier Black Brown and beige manifestent une recherche d’esthétique et de vérité, une volonté de concilier la quête de ses racines africaines, et le désir que les noirs soient intégrés un sein d’une société multiraciale. Mais cette musique est aussi un acte créateur individuel qui ne se réduit pas à ses implications idéologiques. Dans le style jungle, Duke Elligton est parvenu à une exceptionnelle vocalisation des instruments. Sa musique est à la fois expressionniste et impressionniste. Il a su trouver des timbres que personne n’avait utilisés auparavant, notamment avec les sourdines sur les cuivres. Il a aussi créé des alliages inédits, en utilisant par exemple les tessitures extrêmes des instruments. Il emploie par exemple le saxophone baryton dans l’aigu et la clarinette dans le grave. Son utilisation du registre extrême des instruments préfigure la musique contemporaine. A l’intérieur d’un langage harmonique élaboré et d’origine européenne, il arrive à faire entendre les couleurs du blues et les sons de la jungle, tout cela dans le but de faire se rencontrer les personnes.

Duke Ellington fait partie des gens que j’ai écoutés quand j’ai commencé la musique. C’est d’abord la flexibilité dans le jeu de saxophone de Johnny Hodges qui m’a frappé en particulier sa manière de faire des portamentos dans l’aigu, dont j’ignorais qu’elle provenait du style New Orléans. J’ai été influencé par la fluidité du son, la manière de glisser les notes, de ne pas avoir de hauteurs fixes. Le travail des timbres aussi m’a beaucoup marqué : l’expression des [saxophones] ténors. Je pense en particulier à Al Sears, un musicien peu connu mais aussi à Paul Gonzaves et à Harry Carney au baryton qui donnait par son jeu un aspect charpenté à la musique. A l’époque, je ne savais pas vraiment ce qu’était le blues, j’ai été marqué avant tout par le son, sa coloration, sa flexibilité et aussi par les idées.

Dans ma musique aujourd’hui, j’essaie de penser à cette conception du timbre. J’essaie de penser aux registres. J’essaie de voir ce que cela peut donner lorsque l’on croise les registres, lorsqu’on fait jouer dans l’aigu des instruments graves. Je trouve magnifique l’aigu du violoncelle et le grave du violon et la possibilité de les croiser. J’aime aussi travailler sur les harmoniques avec des cordes et du saxophone. Je travaille aussi sur le suraigu et les sons multiphoniques. C’est à travers la musique de Duke que j’ai commencé à prendre conscience de ces possibilités.

Cette richesse sonore, la présence du blues, la réminiscence de gammes africaines et la volonté chez Duke de « coller » au tempo, sont des caractéristiques de sa musique qui m’influencent encore aujourd’hui.»

 

 
     
 

HARLEM HERITAGE

 

Le blues

« Grâce à sa connaissance de l’harmonie et de l’écriture, Duke a tout de suite pressenti le potentiel de modernité du blues. Sous les gammes de blues avec des tierces mineures, il place des accords majeurs, ce qui a pour résultat de faire percevoir les degrés de la gamme de blues comme les extensions de l’accord. Cela donne des accords d’une grande modernité que l’on retrouvera bien plus tard dans la musique de Charles Mingus. Cette manière de concevoir le blues comme une extension des accords dans leurs superstructures, cette vision analytique du blues est extrêmement moderne. Duke n’est pas prisonnier de la gamme de blues, il s’en sert comme d’une palette moderniste. Ce qui rend aujourd’hui sa musique toujours aussi actuelle, c’est les tensions très importantes qu’il utilise qu’il a su très vite mettre en valeur et merveilleusement bien orchestrer.

Je suis très attaché au blues, du point de vue du son et de l’inflexion. Le blues est pour moi une musique de rencontre et de choc entre cultures, une musique qui vocalise les pratiques instrumentales. Je conçois les gammes de blues comme des échelles fluctuantes. Quand j’entends de grands chanteurs ou de grands instrumentistes de blues, je m’aperçois qu’ils ont une palette de gammes très variées et moins réductrice que ce que l’on peut trouver dans les méthodes sous le nom de gammes de blues ou dans un type de blues un peu fermé. Je suis intéressé par la multiplicité des degrés employés dans le blues et par la manière avec laquelle on glisse d’une couleur à l’autre, d’une tension mineure vers une tension majeure, d’une quarte vers une quarte augmentée. C’est de cela dont j’essaie de me servir quand j’interprète ma propre musique qui n’est pourtant pas caractérisée comme du blues. »

L’Afrique

« Duke est connu pour son style jungle lié au Cotton Club et à l’Afrique de pacotille qui y était parfois mise en scène de manière dérisoire et teintée de colonialisme. (Mais il y avait pour les gens de Harlem une vraie nostalgie de l’Afrique). Grâce à cette Afrique rêvée, il a réussi à trouver des alliages sonres inédits que ne se réduisent pas à un premier degré. Le style jungle ne consiste pas en caricatures de cris d’animaux : c’est à travers la musique qu’existe l’évocation de la jungle. C’est en cela qu’il est expressionniste et impressionniste. Il nous donne l’impression de marcher au milieu de la jungle sans que la musique ne soit jamais

vraiment descriptive. L’Afrique est aussi présente dans le swing, cette sorte de marche que l’on entend dans sa musique, cette scansion des temps qui n’est pas encore un balancement.

J’aime les instruments africains, je joue de la sanza dans un morceau de L’ode d’Ulysse, j’ai aussi travaillé le valiha, un instrument traditionnel malgache. J’aime aussi beaucoup la kora, les percussions, le son du balafon. J’aime la transe rythmique que peut créer la musique africaine ainsi que son expressivité. J’aime la manière dont le rythme prend son temps pour s’installer. On a alors le temps, dans l’improvisation, de laisser l’esprit partir et d’entrer dans une transe où on laisse les choses se passer. Ce sont ces aspects de la musique africaine que j’aime et qui influencent ma musique, même si je ne prétends pas en être un spécialiste. »

 

 
     
 

RIVENEUVE CONTINENTS

 

Le lyrisme

« Quand je suis sur scène, je me laisse aller à la musique et au chant et je m’aperçois qu’il y a des choses qui sortent et qui ne sont pas calculées ni volontaires. Dans le [saxophone] ténor je trouve une voix qu’on peut qualifier de lyrique et qui est associée au fait de projeter violement le son. Mais ceci n’est pas voulu, n’est pas raisonné ni réfléchi. C’est une façon d’être et de chanter sur l’instrument. Si quelque part, j’ai un peu d’originalité, c’est par cette manière de ne pas rechercher les lignes complexes mais l’expressivité et le lyrisme à travers des choses simples ou dans l’intensité du son. J’essaie que cela reste simple comme lorsqu’on chante juste pour le plaisir. Je n’aime pas le second degré ni l’ironie, je n’aime pas me moquer de la musique. La plupart des morceaux que je compose correspondent à une envie ou un besoin. Ce sont des pièces que j’ai dédiées à des personnes et qui comptent beaucoup pour moi. J’aime qu’il y ait toujours cette dimension de la chanson dans la musique que je fais et qui ne se réclame pas de l’avant-garde. Cette dimension de la chanson me manque dans beaucoup de musiques. J’ai besoin d’entendre un chant, d’avoir un espace harmonique. J’ai besoin que chaque morceau ait sa couleur, que chaque improvisation raconte une histoire et que cette histoire ne soit pas la même. J’ai du mal à imaginer chacun de mes solos indépendamment du morceau sur lequel j’évolue. Les compositions sont pour moi comme des toiles ou des paysages dans lesquels je n’ai pas envie de placer d’objets incongrus. J’aimerais que les gens se sentent bien et se sentent en paix en écoutant ma musique. J’aimerais qu’il y ait une connivence entre eux. Si ma musique peut changer quelque chose dans le monde, c’est par la douceur, en ouvrant des espaces dans la tête des gens, en leur donnant un peu de poésie. »


 


 


 

Propos recueillis par Jean-Luc Tamby.

 

 

 

 
     

au sommaire du numéro:  Marie-Célie Agnant - Mathilde Beauchamp - Rémi Biet - Stéphane Blanchon - Richard Bradbury - Edem - Antoine de Gaudemar - Kathleen Gyssels - Souley Hassane - Sarah Hirsh - Jake Lamar - Michel Le Bris - Thierry Machuel - Anthony Mangeon - Léonora Miano - Boniface Mongo-Mboussa - Blaise N'Djehoya - Moussa Sow - Thomas Wirth

extraits et inédits en français de:  Sterling Allen Brown - W.E..B Du Bois - Rudolph Fisher - Langston Hughues - Zora Neale Hurston - Ted Joans - Georgia Douglas Johnson - Claude McKay

 

Commander "Harlem Heritage"...

Riveneuve Editions  75, rue de Gergovie 75014 Paris

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