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HISTOIRE

DU

JAZZ

                                                                                                                                             Rémi BIET

AVANT LE JAZZ

Le jazz est avant tout une musique de rencontres, de métissages , d’assimilations... Au début du XX° siècle, dans le sud des Etats Unis, ont été réunis les facteurs indispensables à la naissance de cette nouvelle forme musicale. Ces facteurs sont bien entendu de plusieurs natures : géographique, ethnique, culturelle, sociale, religieuse, politique, musicale.

La rencontre des cultures africaines et occidentales, s’est opérée - de façon ô combien douloureuse - en Amérique du Nord, en particulier dans les états du sud où l’esclavage a été un élément important de la vie économique. Lieu d’échanges commerciaux, cité pluri-ethnique, port ouvert sur le monde, une ville comme New Orleans en pleine expansion (où le quartier noir côtoie le « french quarter » des restaurants, des bars, des lieux de plaisirs ; où se retrouvent noirs, créoles, blancs ; où l’on parle de multiples langues et dialectes...) se devait d’être le creuset d’une nouvelle forme d’art musical née du brassage des cultures !

influences occidentales

musique classique - musique pour piano - musique religieuse - cantiques - musique militaire de défilé - fanfares - musiques légères - musiques de danse - polka - quadrille - chanson - système chromatique tempéré - 4/4 3/4 décompositions binaires - instrumentarium

influences africaines

musiques traditionnelles - chants de travail - poly-rythmies - modalité - gammes pentatoniques - 12/8 décompositions ternaires - mélanges binaire / ternaire - percussions

Musique religieuse

Vivre la christianisation à la manière africaine, c’est introduire dans les offices - et donc dans la musique d’église - la part qui revient à l’expression corporelle, si absente dans la culture occidentale.

Les cantiques occidentaux confrontés aux pratiques vocales africaines (ainsi qu’à une approche mystique proche de la recherche de transe) vont donner naissance à une musique religieuse tout à fait originale :

les negro-spirituals (basés sur l’ancien testament)

les gospel-songs (basés sur le nouveau testament)

Notons l’emploi important de « questions - réponses » entre un Soliste et un Choeur, parallèle entre l’Officiant et l’Assemblée des Fidèles, entre Dieu et les Hommes

Musique profane

Les chants de travail existent dans toutes les civilisations où le travail manuel a de l’importance. Que ce soit dans un but de synchronisation (construction des voies ferrées, de bâtiments, concassage des farineux, ...) ; de reconnaissance sociale ; de rendement (ramassage du coton) ; de communication pendant le travail, on retrouve dans ces chants l’alternance entre un soliste et un choeur. Les mélodies sont le plus souvent très simples, répétitives, faciles à retenir.

Après la guerre de sécession, d’anciens esclaves se sont mis à parcourir le Sud, chantant, en s’accompagnant eux-mêmes (le plus souvent à la guitare), des chansons aux textes parfois improvisés reflétant la vie et les préoccupations de la population noire. Ces chansons vont prendre une forme proche des questions - réponses des negro-spirituals ; le plus souvent sur une structure de 12 mesures (à quatre temps)


La partie A peut s’apparenter à un questionnement du soliste - Le choeur répond en B.

Le soliste réitère en C son questionnement.

(parfois le C développe le questionnement) - Le choeur répondant à nouveau par B.

La partie D peut s’apparenter à la conclusion du soliste - Le choeur ratifie la conclusion par B.

Le chanteur va pouvoir tenir à lui tout seul les rôles du soliste et du choeur ! le choeur étant souvent remplacé par une intervention instrumentale sur les B.

Cette forme est celle du BLUES.

Le blues repose surtout sur un climat de douleur, de tristesse fataliste exprimant le désespoir, le « cafard » du peuple noir enfin sorti de l’esclavage mais maintenant confronté à la misère, la ségrégation raciale. Ce climat résulte de l’emploi d’éléments musicaux tout à fait inédits. Tout d’abord une marche harmonique basées sur les Tonique (I) - Sous-dominante (IV) - Dominante (V) ces trois degrés étant joués sous forme d’accord de 7ème mineure (7). Ces accords comprenant une 7° mineure ne sont pas assimilables à des accords cadentiels (excepté peut-être mes 4 & 10 où leur rôle d’accord de 7° de dominante peut s’affirmer) et leur succession est une nouveauté dans le langage harmonique :


Sur cette marche harmonique, la confrontation du système tempéré européen et des modes pentatoniques africains va donner naissance à l’emploi d’un mode de blues.

Gammes de Blues

Les pratiques vocales modales vont générer des tensions différentes suivant les harmonies employées.

Sur I 7 : tierce oscillant entre mineure & majeure

quarte & quinte reliée par quarte augmentée (quinte diminuée)

Sur IV 7 : neuvième mineure - tension quarte sur tierce

Sur V 7 : neuvième augmentée / quarte sur tierce / quinte augmentée

Il n’existe pas qu’une « gamme de blues » mais bien une couleur « blues »

 les tensions     #2/b3    #4/b5     b7      sont nommées « BLUE NOTES ».


Ce sont des zones d’inflexion directement liées à la vocalisation de cette musique où même les instruments vont essayer de se rapprocher du « son » de la voix humaine.

Spirituals et blues ont étés assimilés par l’ensemble de la population noire comme une partie intégrante de leur identité culturelle. D’essence vocale, ces musiques « parlent » à l’auditeur et peuvent permettre à tous de s’exprimer, qu’il soit musicien ou non ; le fond l’emportant sur la forme musicale !

Principalement instrumental, le RAG-TIME (temps déchiqueté) va imposer à la fin du XIX° siècle sa vigueur rythmique. Musique pianistique, techniquement exigeante, le rag-time procède, sur une base binaire au tempo très maintenu, par des décalages rythmiques entre main gauche et main droite, par des déplacements d’accents des temps forts vers les temps faibles, par une syncopation très marquée dans les mélodies et leurs développements ainsi que dans des variations parfois nombreuses.

Jouée par des musiciens professionnels, le rag-time est une musique conçue pour la danse, entièrement composée. son écriture va faciliter sa propagation à une époque ou les restitutions sonores n’existaient que sous la forme des pianos mécaniques.

LE JAZZ

Au début du XXème siècle, le jazz peut naître dans le sud des Etats-Unis d’Amérique. Fort de toutes ses influences, il va commencer à la Nouvelle-Orléans un voyage qui dure encore aujourd’hui !

Le NEW ORLEANS

C’est avant tout une musique de fête, de danse, à l’image de la ville qui en est le berceau.

L’orchestre de rue est composé d’instruments « portables »:cornet (ou trompette), clarinette ( parfois saxophone),

trombone. Tuba, banjo, caisse-claire, grosse caisse, cymbales.

Dans les lieux fixes, le piano va s’ajouter au banjo (jusqu'à le remplacer petit à petit) et la contrebasse remplacer le tuba.

L’orchestre New Orleans est une merveille d’équilibre. Chaque instrument va y trouver sa place et sa fonction propre.

la section mélodique:

composée par les instruments à vent de l’orchestre (proches de la voix humaine !)

Le cornet, instrument puissant et véloce va donner la mélodie, diriger le groupe.

La clarinette va donner un contrepoint à la mélodie en procédant par ornementations et arpèges diverses.

Le trombone va avoir un rôle à mi-chemin entre le contrepoint et la relance rythmique de la mélodie.

Les mélodie du jazz New Orleans sont fortement teintées de blues et de musique de fanfare ; avec des introductions, des breaks (suspensions rythmiques ) des développements, des reprises et des codas. Le jeu à l’oreille favorise les variations, la mobilité et l’évolution de la musique. Le phrasé oscille entre ternaire et binaire suivant le tempo mais reste toujours d’une grande décontraction.

La section rythmique :

Musique dansante, le jazz à besoin d’exprimer fortement le rythme, avec souplesse et naturel. Tout d’abord à deux temps, puis à quatre, l’originalité rythmique du jazz New Orléans va résider dans un déplacement des temps forts de la mesure passant du 1er au 2ème et du 3ème au 4ème (after beat). Un balancement caractéristique va se créer entre l’assise donnée par les basses (sur les temps 1 & 3) et ces temps forts (2ème & 4ème de la mesure).

Le tuba ou la contrebasse vont donner les « basses » (toniques des harmonies) sur le premier temps de la mesure et très souvent la dominante de l’harmonie sur le troisième temps (rappelant ainsi l’ambivalence 2/4 - 4/4).jouée tout d’abord à l’archet la contrebasse va renforcer son rôle rythmique en adoptant le jeu en pizzicato, voire en « slap » (les cordes, tirées perpendiculairement au manche, viennent frapper celui-ci, colorant la basse d’un claquement aigu très puissant et très dynamique).

Le banjo ou le piano vont donner les harmonies du morceau.

La batterie (rassemblement des percussions, jouée par un seul musicien grâce à l’invention de pédales) va donner à l’orchestre l’assise rythmique. La grosse caisse renforce les basses sur les temps impairs et les cymbales « charleston » répondent sur les temps pairs. La caisse-claire, rappelant par son jeu la musique militaire, va ponctuer le jeu des solistes.

Une des caractéristiques principales du jazz New Orleans est l’IMPROVISATION COLLECTIVE.

Les musiciens, jouant pour la danse, et donc dans une certaine durée ... ont pu développer leur capacité à jouer d’oreille (facilitée par un apprentissage de tradition orale !) et de faire évoluer des paraphrases de mélodies en véritables improvisations mélodico-harmoniques.

La complémentarité exceptionnelle des différents rôles tenus par les instruments de l’orchestre de jazz New-Orleans va donner à cette improvisation collective une richesse et une énergie peu communes.

Dès sa naissance, le jazz noir a été copié par des musiciens blancs et le premier enregistrement de jazz aura lieu en 1916 par l’Original Dixieland Jazz Band ; orchestre blanc !

le boogie woogie

style de musique se caractérisant par une manière spécifique de jouer le blues au piano. Influencée par le rythme obsessionnel du train roulant sur la voie de chemin de fer, la main gauche du pianiste restitue ce rythme dansant pendant que la main droite improvise sur le canevas du blues.

Le CHICAGO STYLE

De même que le blues rural est devenu citadin dans les grandes villes du Nord. Le jazz New Orleans va émigrer à Chicago à la fin de la première guerre mondiale suite à la fermeture du « quartier réservé » (appelé Storyville, du nom du maire Mr Story) et donc à l’absence de travail pour les musiciens dans le Sud. Chicago, véritable capitale du gangstérisme, où la prohibition va favoriser l’éclosion de lieux dédiés à la vente d’alcool et à la musique, va devenir pendant une dizaine d’année la capitale du jazz.

Ce déplacement va marquer également un tournant dans l’évolution de cette musique : l’apparition de véritables solistes. En effet, l’improvisation collective va petit à petit laisser émerger des musiciens solistes dont les improvisations vont être servies par l’orchestre tout entier, préfigurant, par une organisation orchestrale de plus en plus élaborée, l’apparition des Big Bands.

Louis Armstrong, dans la lignée de King Oliver, va révéler son génie et imposer sa conception de l’improvisation soliste. Qualité du son, du phrasé, de la mise en place, des idées ...doublé d’un sens inné du show, tout cela fait d’Armstrong et de sa trompette éclatante le symbole du jazz de ce début de siècle.

Autre musicien qui va s’imposer comme soliste et amener un certain lyrisme au jazz, Sidney Bechet, clarinettiste va intégrer dans le jazz un instrument alors peu en vogue, le saxophone soprano.

Autre fait marquant du jazz chicagoan, les musiciens blancs vont s’impliquer dans cette musique en lui apportant un son différent, né d’une culture différente, d’une manière d’envisager le son des instruments à vent plus retenue que leurs homologues noirs, d’un rapport au rythme moins physique, intégrant les influences de la musique classique européenne. Notons l’emploi répandu chez ces musiciens du saxophone. Musicien symbolique de cette époque, le trompettiste Bix Beiderbecke incarne l’élégance dans le jazz et aura, par son jeu, une influence déterminante sur les musiciens de jazz cool.

le stride  

Si, sur un piano, on ne peut moduler le son comme l’ont fait les premiers jazzmen sur les instruments à vent, amenant dans le monde de la musique une sonorité nouvelle ; les pianistes de jazz vont créer des modes de jeu tout de suite reconnaissables.

Le jeu dirty (sale) des pianistes de blues qui donnent l’illusion des inflexions vocales du blues en jouant des notes conjointes simultanément.

Le jeu en ostinato rythmique des pianistes de boogie-woogie.

Dans les années 20, à Harlem, apparaît un style de piano ou le soliste remplace à lui seul tout un orchestre ! le piano-stride. La main gauche du pianiste remplace la contrebasse en jouant les fondamentales sur les temps impairs puis va enjamber(to stride) le clavier pour remplacer le banjo ou la guitare en jouant les accords sur les temps pairs. Pendant ce temps la main droite joue les mélodies et improvise sur des motifs très rythmiques.

Le MIDDLE-JAZZ

A la fin des années 20 prend forme le Grand Orchestre de jazz.

Le Big Band de Fletcher Henderson va trouver le premier un véritable équilibre sonore grâce à sa composition . Les instruments à vent sont assemblés en « sections » et les différents pupitres vont pouvoir dialoguer entre eux et avec la rythmique. Le rôle de l’arrangeur va devenir prépondérant en déterminant les structures des morceaux et leurs couleurs orchestrales. La grande crise économique de 29 va fixer un état des lieux du jazz ! Armstrong a définitivement imposé avec ses Hot Five et Hot Seven la prééminence du soliste sur l’improvisation collective et l’extension de la petite formation au Big Band ne changera pas ce fait ; le Big Band en son entier se doit de devenir une entité au son propre et reconnaissable, de trouver sa voix !

Au début des années trente, Willian « count » Basie devient à Kansas City le pianiste de l’orchestre de Benny Moten. Cet orchestre développe un jazz dont le balancement (le swing) incite à la danse. Les sections (trompettes / trombones / saxophones) fonctionnent par riffs, petites phrases courtes et rythmées qui relancent en permanence le swing. A la mort de Moten, Basie prend la direction de l’orchestre et va l’amener à la perfection. Une perfection qui repose sur une section rythmique extraordinaire de souplesse et d’efficacité, une mise en place rigoureuse des sections et une qualité de solistes incomparable.

Le swing va se fluidifier par une égalisation de l’importance des temps dans la mesure. Le tempo devient véritablement rebondissant, la contrebasse adoptant un jeu appelé « walkin’ bass » où elle relie entre elles les différentes fondamentales en jouant de façon égale sur tous les temps de la mesure.

Count Basie saura garder à son orchestre ses qualités tout au long de sa carrière en faisant appel aux meilleurs solistes et arrangeurs du moment, chacun se coulant dans le moule stylistique du big band.

Il en va tout différemment pour l’orchestre d’Edward Kennedy « Duke » Ellington.

Disciple (comme le Count) des pianistes de stride de Harlem, il va développer pendant les années 20 une approche personnelle de l’écriture pour moyenne formation : les « Washingtonians » puis dès 1927 forme un grand orchestre qu’il va faire vivre pendant près de cinquante ans !

Le JUNGLE-STYLE

Il est engagé au Cotton club de Harlem où il va créer le style JUNGLE. Style expressionniste dans lequel l’orchestre restitue les cris de la jungle par des effets d’orchestration et l’emploi de modes de jeu particuliers comme le « growl » (grogner), les mailloches sur les « toms » de la batterie, les sourdines « wah-wah » qui rendent le son des cuivres très proche de la voix humaine, du cri.

Pianiste original, compositeur prolifique, orchestrateur génial, Duke Ellington a véritablement considéré son orchestre comme un instrument à part entière. Tous les musiciens qui en ont fait partie (le plus souvent pendant des décennies !) sont des solistes remarquables au timbre innimitable. Le « Duke » a abordé tous les registres de la composition avec son orchestre ; des morceaux jungle de moins de deux minutes aux longues suites de la fin de sa carrière, en passant par les musiques de film, la musique sacrée...

Duke Ellington a réussi à se renouveler pendant toute la période du Jazz Classique comme seuls les génies peuvent le faire. Il est sans nul doute l’un des très grands compositeurs de ce XX° siècle.

Le JAZZ CLASSIQUE

Pendant cette période swing des années vingt et trente, le jazz atteint son classicisme et les solistes importants, qu’ils soient au sein de big bands ou de petites formation sont trop nombreux pour les citer tous !

Le jazz est alors la musique en vogue, elle connaît un immense succès commercial et investit les bals, les salles de concerts, la radio, les disques. Les mélodies de Broadway sont intégrées au répertoire et deviennent ce qu’il convient d’appeler des « standards », tout de suite reconnus par l’homme de la rue, mélodie et paroles étant connues de tous !

A partir de 1935, il va enfin devenir possible de voir réunis sur la même scène des musiciens noirs et des musiciens blancs. Benny Goodman, fort d’un incroyable succès à la tête de son grand orchestre, va imposer la fin de l’apartheid musical qui régnait alors en créant des orchestres « mixtes » avec notamment Lionel Hampton au vibraphone, Teddy Wilson au piano, Charlie Christian à la guitare, Gene Krupa à la batterie.

Coleman Hawkins va développer sur le saxophone ténor un son très puissant, plein de lyrisme et de chaleur , sa science des harmonies et des accords de passage vont lui permettre de faire accéder le saxophone au rang d’instrument leader ; créant des voix originales comme Ben Webster puis Lester Young. Ces deux musiciens accompagneront la chanteuse Billie Holiday dont la voix poignante reflète à elle seule la difficulté de vivre le racisme au jour le jour, la misère et les problèmes de drogue ou d’alcool qu’elle peut générer. Autre chanteuse, autre voix, Ella Fitzgerald va amener dans le jazz sa bonne humeur et l’improvisation vocale (initiée par Louis Armstrong et sa voix rauque). L’improvisation vocale ou « scat » va avoir comme support des onomatopées reproduisant les phrasés des différents instruments.

Autre pourvoyeur de bonne humeur, Thomas « fats » Waller va donner au jazz quelques compositions incontournables comme Honeysuckle Rose ou Ain’t Misbehavin’ . Influencé à ses débuts par James P. Johnson, il fera toujours preuve d’une technique irréprochable et d’un sens de la construction qui donneront à ses improvisations une forme parfaite. Pianiste, organiste, compositeur, il chantera également avec humour, obtenant un énorme succès public tout en conservant l’estime de tous les musiciens. Si Fats Waller était doté d’une technique pianistique à toute épreuve, que dire de celui qu’il considérait comme le « Dieu » du piano jazz: Art Tatum ? Véritable virtuose du clavier, génie de l’harmonisation et de l’ornementation, Tatum forçait l’admiration des plus grands pianistes de l’époque (Horowicz lui même ne manquait pas d’aller l’écouter quand il passait par New-York !). Génie baroque du jazz classique, Art Tatum a repoussé les limites pianistiques de l’improvisation.

Loin de New-York, en France, le guitariste gitan Jean-Baptiste « Django » Reinhardt crée avec le violoniste Stéphane Grapelli le quintet du Hot Club de France. Doué d’un sens inné de l’harmonie, autodidacte, virtuose malgré un accident qui le privera de l’usage de deux doigts de la main gauche, Django personnalise le son de la guitare en laissant transparaître ses origines manouches. Son entente musicale avec Stéphane Grapelli, le mélange guitare / violon, soutenu par des guitares rythmiques accentuant fortement les temps pairs, le son original du groupe et le dynamisme des leaders vont donner au quintet du H.C.F. une renommée mondiale, permettant à l’Europe d’apporter sa première contribution à l’histoire du jazz.

La thématique du jazz classique repose sur les standards. Le déroulement des morceaux suit le plus souvent une forme simple :

(introduction) - thème - improvisation des différents solistes - (échanges entre les solistes : 4 - 4) - thème

Le rythme de base est le « cha-ba-da » où les deux croches cha-ba sont ternaires.

La structure la plus commune est celle de « I got rhythm » de Gershwin appelée parfois anatole. Cette structure est de type A A B A , et comprend 32 mesures. la partie B étant appelée « pont ».

Les harmonies reposent le plus souvent sur des extensions de la cadence parfaite : (V 7 - I) comme :

le II(m)7 - V 7 - I

le turnaround : I - VI(m)7 - II(m)7 - V 7

Les suites de quartes : III 7 - VI 7 - II 7 - V 7 - I

I got rhythm

Le BE BOP

Au début des années 40, le monde entre en guerre. Les américains sont marqués par Pearl Harbour. Les noirs ressentent un impérieux besoin de changement de la société. L’apartheid n’existe plus mais le racisme et la ségrégation sociale sont bien présents. Les jeunes musiciens noirs vont de même essayer de transformer les habitudes musicales d’un jazz fort de son classicisme. La domination des grands orchestres pendant les années trente a fourni du travail a de nombreux musiciens, mais leur besoin d’expression est brimé au sein de ces grosses machines où l’écrit et les conventions laissent peu de place à la créativité et l’innovation. Au Minton’s Playhouse, club de la 52ème rue à New-York, des Jam-Sessions vont réunir, après leur travail régulier dans des big bands, de jeunes musiciens avides de création. Charlie Parker, au saxophone alto, venant de Kansas City -ville phare des longues joutes musicales se terminant parfois au petit jour- imprégné du jeu de Lester Young, virtuose de son instrument, va développer un phrasé rompant avec la linéarité du middle-jazz. Sa sonorité est dénuée de vibrato, tranchante, son articulation d’une précision diabolique. De longues phrases rapides basées sur l’emploi de motifs rythmiques de batterie alternent avec des silences. Les mélodies composées par Charlie Parker sont complexes comme des improvisations, elles reposent souvent sur les trames harmoniques de standards du jazz classique qu’un enrichissement par des accords altérés (,,,,) rend méconnaissables. Les substitutions harmoniques vont être couramment employées et vont requérir de la part des musiciens une souplesse harmonique et une oreille à toute épreuve. Tempo ultra rapide, modifications harmoniques, transposition de certains ponts de standards... les musiciens participant aux jam-sessions doivent être maîtres de leur instrument pour être acceptés par les boppers. Une trame de base comme celle de l’anatole va être poussée dans ses retranchements harmoniques, il en sera de même pour le blues :

blues for Alice (Ch.Parker)

John birks « Dizzy » Gillespie, à la trompette, va apporter son grain de folie dans le Be-Bop (« scateur » fou, Be-Bop était une de ses onomatopée favorites !) virtuosité, suraigus brillants, science harmonique hors du commun, sens des contrastes, leader né, il va acquerir une notoriété importante qui fera de lui, à la tête de son grand orchestre, un ambassadeur des Etats-Unis ! Ce big band, véritable bombe d’énergie va renouveler le genre. Notons que Dizzy va introduire dans son orchestre les percussions afro-cubaines de Chano Pozo. La superposition du jazz ternaire et des claves cubaines binaires créant une tension nouvelle et un son remarquable.

Thelonious « Sphere » Monk, pianiste attitré du Minton’s, musicien énigmatique, compositeur à la couleur profonde et dense va apporter l’intériorité au Bop. En revanche, Bud Powell transposera sur le clavier l’esthétique et le phrasé de Charlie Parker grâce à une formidable technique et une inspiration torrentielle. Kenny Clarke, à la batterie va déplacer l’élément moteur de son instrument de la grosse caisse vers la grande cymbale « ride », libérant ainsi la main gauche et le pied droit, ce qui va lui permettre un jeu plein de ponctuations de caisse claire et de grosse caisse, relance permanente pour les solistes, élément indispensables du son Be-Bop !

L’apparition du Bop, vent de fraîcheur dans le monde du jazz, va dérouter bon nombre de musiciens (et de critiques !) qui vont avoir de la peine à assimiler toutes les innovations harmoniques, rythmiques, techniques que comporte cette musique. Tout comme Louis Armstrong avait sortit le soliste de l’orchestre en sacrant l’improvisation harmonico-mélodique, Charlie Parker va redonner sa première place au soliste, souvent à l’étroit dans les big bands et consacrer l’importance des éléments harmoniques dans l’improvisation.

Pendant ces années de guerre l’abus d’alcool et de drogues diverses était très répandu dans une population inquiète du lendemain, en particulier chez les artistes. Charlie Parker, qui a vécu toute sa vie à 200% était « ...le junkie le plus célèbre de New-York... » comme l’écrira la critique ; et même si de nombreux fans ont copié ces tendances pour essayer (vainement !) d’atteindre son génie, on peut noter que les plages les plus sensibles, les plus lumineuses enregistrées par Parker l’ont été juste après une cure de désintoxication de six mois à l’hôpital de Camarillo.

Le JAZZ COOL

A la fin des années 40, le jazz va à nouveau évoluer. Au be-bop noir des clubs de New-York va répondre un jazz moins torturé, moins violent, où la qualité du son va être primordiale, la qualité de l’écriture, de l’orchestration, un jazz qui ne recherche pas la puissance mais plutôt la cohésion, le raffinement. Ce jazz va s’épanouir loin de la côte Est des Etats-Unis, c’est le jazz WEST COAST, ou jazz COOL (frais). Paradoxalement, cette musique jouée par des musiciens blancs va tenir son nom d’un album de Miles Davis, trompettiste noir, ancien membre du quintet de Ch. Parker, enregistré à N.Y. en 1948 : « The birth of the Cool » !

Hollywood et son énorme production cinématographique procurait du travail à de nombreux musiciens de talent qui pouvaient également se produire dans les clubs de Los Angeles. Les big bands de Stan Kenton, Marty Paich, Gil Evans et de Woody Herman (dans lequel jouaient les « four brothers », saxophonistes aux styles très voisins :Stan Getz - Zoot Sims - Herbie Stewart ténor et Serge Chaloff baryton) vont prolonger en quelque sorte une idée du son d’orchestre développée par Bix Beiderbecke, Duke Ellington (sur certaines plages), Lester Young. L’instrumentation des grands orchestres va évoluer, intégrant des instruments comme le cor d’harmonie, le hautbois, les flûtes, le vibraphone dans le soucis d’étendre la palette sonore ; la diversité des instruments s’accompagnant de pupitres moins étoffés, la puissance n’étant pas un élément premier de l’esthétique west coast. Le quartet de Jerry Mulligan sera également remarquable par son équilibre sonore. Saxophone baryton, trompette (remplacée par la suite par un trombone à pistons), contrebasse, batterie (jouée essentiellement aux balais). L’absence d’instrument harmonique va libérer les solistes qui vont dialoguer en improvisant des contrepoints étonnants. Certains musiciens vont également s’intéresser à l’emploi de mesures composées dans le jazz (5/4 6/4 9/4) comme le pianiste compositeur Dave Brubeck.

Le Cool, peut-être en réaction contre le Bop, va redonner de l’importance à la mélodie, à la maîtrise du timbre, à la sophistication des arrangements (même en petite formation !), au contrepoint. Le batteur va permettre aux solistes, par l’emploi fréquent des « balais », de jouer piano. Du Bop vont être conservés les harmonies et le phrasé rythmique.

Le HARD BOP

Dans le milieu des années 50, à nouveau sur la côte Est, le be-bop va trouver un nouveau souffle en intégrant des éléments de la soul music , des jeux bluesy et funky. Le Hard Bop est une manière (énergique !) de prolonger le jazz classique en tenant compte des acquis du be-bop - en simplifiant même souvent le côté harmonique par un retour au blues et au negro-spiritual - et d’affirmer la négritude du jazz, en réaction au jazz cool mais aussi suite à une prise de conscience politique et sociale des musiciens noirs de la côte Est. Des groupes comme les « jazz Messengers » du batteur Art Blakey, les formations du pianiste Horace Silver, les quintets du batteur Max Roach (avec notamment Sonny Rollins au ténor et Clifford Brown à la trompette) le groupe de Wes Montgomery (gui) aux côtés de Johnny Griffin (ténor),ou encore Le sextet de Miles Davis avec l’altiste Cannonball Adderley et John Coltrane au ténor, vont avoir un grand succès.

Le début des années 60 va marquer un tournant dans l’évolution du jazz. La forme de base thème - impro - thème semble avoir été poussée jusqu'à ses derniers retranchements et des musiciens vont vouloir explorer le potentiels de formes « ouvertes » . John Coltrane, par son approche des musiques modales (notamment indienne) va instaurer une improvisation où la note perd de son importance au profit de l’ensemble des notes d’une phrase. La durée des improvisations s’allonge et Coltrane tente de trouver toutes les voies possibles sur une harmonie (lui qui avait jusqu’alors recherché et travaillé la complexité harmonique, comme dans « Giant Steps » ou sa ré-harmonisation de « Summertime » !). Le contrebassiste Charlie Mingus va, tout en redécouvrant la magie de l’improvisation collective, composer des morceaux où les formes vont être ouvertes, où les différentes décompositions possibles d’une mesure vont être employées pour créer autant de climats différents. Eric Dolphy (multi-instrumentiste) va travailler les superpositions polytonales et les ruptures de registres, notamment à la clarinette basse.

Cette déstructuration du canevas métrique, harmonique et sonore du jazz va annoncer de nouveaux bouleversements de cette musique en perpétuelle évolution.

Le FREE-JAZZ

En 1960, le saxophoniste Ornette Coleman enregistre l’album « free-jazz » avec un double-quartet. Il développe l’ « harmolodie », un abandon de l’accompagnement harmonique pour un croisement de mélodies réparties entre les instruments. La recherche de la pâte sonore est essentielle, l’improvisation n’est pas balisée par une structure préétablie, un tempo maintenu ou une harmonie définie. Les musiciens recherchent la complicité, les interactions et refusent les notions d’accompagnateurs et de solistes. L’intuition musicale revêt dès lors une importance capitale et va déterminer l’intérêt du discours. Les musiques du monde et la musique contemporaine vont être une source d’inspiration sur les différents modes de jeux, l’instrumentation, le son. Les improvisations de Cecil Taylor semblent parfois incroyablement proches de certaines pièces de Boulez !

Le free-jazz va plonger également ses racines dans la revendication noire du début des années 60, sa démarche s’inspire des mouvements politiques (Black Power), philosophiques, spirituels et religieux (Islam, Bouddhisme). Loin du show business, ces créateurs vont développer une véritable réflexion sur la négritude et sur la place des artistes dans la société. Le saxophoniste ténor Archie Shepp a toujours lié sa musique à sa réflexion politique, théâtrale ; sa recherche sur le son de son instrument révèle une connaissance profonde de l’âme du jazz, du blues, des negro-spirituals au contraire d’Albert Ayler dont les dissonances et les cris de son saxophone exprimaient avant tout un refus de la société américaine de l’époque, une volonté, à travers l’emploi distordu des hymnes, des contines... de retrouver l’absence de contrainte de la petite enfance.

La BOSSA NOVA

Au milieu des années 60, sous l’injonction de musiciens comme Stan Getz, la musique brésilienne va rencontrer le jazz. Le « samba » brésilien va apporter son rythme binaire et son accentuation particulière, le jazz ses harmonies et son improvisation. La bossa-nova, pleine de fraîcheur et de nostalgie, va offrir de merveilleuses compositions à nos oreilles ; principalement celles de Antonio Carlos Jobim.

Le JAZZ-ROCK

Au début des années 70, Miles Davis va ouvrir la voie d’une symbiose entre le jazz et le rock progressif et la Pop-Music (Jimmy Hendricks, Frank Zappa...). Son album « Bitches Brew » étant déterminant pour l’aboutissement de cette synthèse. L’énergie brute du rock confrontée à la sophistication du jazz va donner une musique hautement énergétique, où la rythmique va jouer un rôle de premier plan. Rythmes binaires, emploi d’instruments électriques (puis électroniques), d’effets de réverbération, de distorsion, de wah-wah ...(etc.) le jazz-rock incorpore les nouveautés technologiques et gagne en volume sonore. Les solos, souvent virtuoses, se développent sur des formes complexes fortement arrangées, des lignes de basses - voire de batteries - composées sous formes de petites unités efficaces et répétitives. Les harmonies se réfèrent souvent à la simplicité du rhythm & blues.

Le jazz-rock est une musique de groupes : « Life time » du batteur Tony Williams, « Mahavishnu Orchestra » du guitariste John McLaughlin, « Weather report » de Wayne Shorter (sax) et Joe Zawinul (claviers), (ces musiciens ayant tous côtoyé Miles Davis) ou encore les « Brecker Brothers » de Michael (ts) et Randy(tp) Brecker. Miles Davis va rester le « guru » de cette musique, accédant au statut de star en se produisant devant des publics énormes, dans des concerts de rocks ou de pop-music.

Après l’incompréhension du public ou des critiques ressentie par les boppers et les musiciens free, le succès du jazz-rock va permettre à de nombreux musiciens de gagner, enfin, de l’argent !

Depuis les années 80, les multiples directions prises par le jazz vont coexister et se développer parallèlement sans qu’un courant majeur l’emporte sur les autres. Le jazz FUSION va poursuivre l’aventure du jazz-rock avec des groupes comme « Steps Ahead » ou brille le saxophoniste Mickael Breker, l’ « Electric Band » de Chick Coréa (claviers), qui, comme Herbie Hancock va mener de front les expériences électriques (voire éclectiques aux côtés de rappers ) et acoustiques au sein de trios piano - contrebasse - batterie donnant à écouter un jazz moderne intégrant l’histoire du jazz et la musique classique (notamment les « impressionnistes » comme Debussy) dans la lignée du travail de Bill Evans. Le retour aux sources va devenir un fait marquant des années 80 & 90. Ces sources pouvant être bien différentes suivant les artistes ! Archie Shepp va ré-explorer le blues et les negro-spirituals. Le jeune trompettiste prodige Wynton Marsalis, aussi à l’aise dans les concertos classiques que dans le jazz le plus moderne, va se pencher sur la musique de sa ville natale : New-Orleans et explorer les couleurs de la musique de Duke Ellington. Le be-bop va devenir le point de départ de nombreux jeunes musiciens revendiquant un jazz ternaire et acoustique : Joshua Redman, Terrance blanchard, James Carter...

Le saxophoniste alto Steve Coleman quant à lui va se pencher sur la métrique du jazz, se servant de toutes les mesures composées possibles dans ses compositions ; Chaque instrument de son groupe va illustrer une décomposition possible de la mesure en jouant un « motif » approprié.

Exemple en 11/4

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sax






















gui






















bas






















bat























Nous sommes loin, dans ces métriques complexes, de la détente du « Cha-Ba-Da » du jazz classique... mais la diversité des styles est l’une des caractéristiques du jazz, comme l’improvisation, le son, l’énergie, l’émotion, l’interaction, le tempo, les harmonies, la surprise, l’humour et, bien sûr... le swing !

L’originalité profonde du jazz en fait une des musiques majeures du XXème siècle. Il a influencé consciemment ou non de nombreuses musiques qui en gardent aujourd’hui la trace. Très tôt Ravel, Debussy, Stravinsky, Bartok ont incorporé des éléments de son langage à leur musique.

Réciproquement, un grand nombre de jazzmen s’est intéressé aux autres musiques. Ce mélange permanent débouche en Europe sur un courant très vivant, quoique peu homogène tant les origines musicales sont variées, appelé MUSIQUES IMPROVISEES EUROPEENNES.

Citons : Martial Solal, Michel Portal(France) John Surman, Mike Westbrook(Grande Bretagne) Jan Garbarek (Scandinavie) Viacheslav Ganelin(Russie) Albert Mangelsdorff(Allemagne) Enrico Rava(Italie) Willem Breuker(Pays-Bas) Pierre Favre(Suisse) Tomasz Stanko(Pologne)...

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